La philosophie et le climat
I - L'épistémologue demande
II - Le juriste
III - Le politique
IV - Le religieux
[R] I - L'épistémologue demande
Mais qui donc inflige au monde, ennemi objectif commun désormais,
ces dommages qu'on espère encore réversibles ? Ce pétrole
déversé en mer, cet oxyde carbonique évaporé
dans l'air par millions de tonnes, ces produits acides et toxiques revenus
avec la pluie.., d'où viennent ces ordures qui étouffent d'asthme
nos petits enfants et qui couvrent notre peau de plaques ? Qui, au delà
des personnes, privées ou publiques ? Nos outils, nos armes, notre
efficacité, notre raison enfin, dont nous nous montrons légitimement
vains : notre maîtrise et nos possessions.
Dominer, posséder
Maîtrise et possession, voilà le maître mot lancé
par Descartes, à l'aurore de l'âge scientifique et technique,
quand notre raison occidentale partit à la conquête de l'univers.
Nous le dominons et nous l'approprions : philosophie sous-jacente et commune
à l'entreprise industrielle comme à la science dite
désintéressée, à cet égard non
différenciables. Le rapport fondamental que nous entretenons avec
les objets se résume dans la guerre et la propriété.
Le bilan des dommages infligés à ce jour au monde équivaut
à celui des ravages qu'aurait laissé derrière elle une
guerre mondiale. Nos activités de paix parviennent, en continu et
lentement, aux mêmes résultats que produirait un conflit court
et global. Comme si la guerre n'appartenait plus seulement aux militaires
depuis que ceux-ci la font ou la préparent avec des instruments aussi
savants que ceux que d'autres utilisent dans la recherche ou l'industrie.
Par une sorte d'effet de seuil, la croissance de nos moyens rend les fins
toutes égales. Nous ne nous battons plus entre nous, nations dites
développées, nous nous retournons, tous ensemble, contre le
monde. Guerre à 1a lettre mondiale, et deux fois, puisque tout le
monde, au sens des hommes, impose des pertes au monde, au sens des choses.
Maîtrise, domination, mais aussi possession : l'autre rapport fondamental
que nous entretenons avec les choses du monde se résume dans le droit
de propriété. Le maître-mot de Descartes revient à
l'application à la connaissance scientifique et aux interventions
techniciennes de ce droit de propriété, ou individuel ou
collectif.
Le propre et le sale
Or j'ai souvent noté qu'à l'imitation de certains animaux qui
rompissent leur niche pour qu'elle demeure à eux, beaucoup d'hommes
marquent et salissent les objets qui leur appartiennent pour qu'ils restent
leur propre. Cette origine stercoraire du droit de propriété
me paraît la source culturelle de la pollution. Allons déjeuner
ensemble tout à l'heure : quand passera le plat commun de salade,
que l'un de nous crache dedans et aussitôt il se l'approprie, car nul
autre ne voudra en prendre. Il aura pollué son domaine, et nous
réputons sale son propre. Nul ne pénètre plus dans les
lieux dévastés par qui les occupe de cette façon. Ainsi
la pollution du monde a imprimé la marque de l'humanité, le
sceau mortel de sa prise et de son appropriation. Une espèce vivante,
la nôtre, réussit à exclure toutes les autres de sa niche
maintenant globale. Avez-vous dit riche ? je réponds : puant. L'argent
a cette odeur?là.
Contre le mot environnement
Oubliez donc le mot environnement, usité en ces matières. Il
suppose que nous autres hommes siégeons au centre d'un système
de choses gravitant autour de nous, nombrils de l'univers, maîtres
et possesseurs de la nature. Cela rappelle une ère révolue
où le modèle géocentré reflétait notre
narcissisme, manière de mépriser le monde. Non. Celui-ci a
existé sans nos inimaginables ancêtres, pourrait bien aujourd'hui
exister sans nous, existera demain ou plus tard encore sans aucun d'entre
nos possibles descendants, alors que nous ne pouvons exister sans lui. De
sorte qu'il faut bien le placer au centre et nous à sa
périphérie, comme des parasites. Nous sommes devenus si peu
maîtres du monde qu'à force de la maîtriser, il nous
maîtrise enfin à son tour. Par lui, avec lui et en lui, nous
partageons un même destin temporel. Il va nous posséder plus
encore que nous le possédons. Ainsi les anciens parasites, mis en
danger de mort par les excès commis sur leurs hôtes, deviennent
obligatoirement des symbiotes.
Il faut donc changer de direction et oublier le cap imposé par la
philosophie de Descartes. Toute maîtrise ne dure qu'un terme court
et se renverse très vite en servitude ; la propriété,
de même, est une emprise de court terme ou se termine par la destruction.
Voici la bifurcation de l'histoire : ou la mort ou la symbiose.
Or cette conclusion philosophique, jadis connue et pratiquée par les
cultures agraires et maritimes, resterait lettre morte si elle ne s'inscrivait
pas dans un droit.
Ces philosophes du droit font remonter notre origine à un Contrat
Social que nous aurions, au moins virtuellement, passé entre nous
pour entrer dans le collectif qui nous fit les hommes que nous sommes.
Étrangement muet sur le monde, ce contrat, disent-ils, nous fit quitter
l'état de nature pour former la société. Cela signifie
en clair qu'à partir de lui nous avons oublié ladite nature,
désormais lointaine, muette, inerte, retirée, infiniment loin
des villes et des groupes, de nos textes et de nos publicités.
Le droit naturel
Les mêmes philosophes appellent droit naturel un ensemble de règles
qui existeraient en dehors de toute formulation, parce qu'universel ; il
découlerait de la nature humaine ; source des lois positives, il se
réduit à la raison en tant quelle gouverne tous les hommes.
La nature se réduit à la nature humaine qui se réduit
à la raison. Le monde a disparu, ainsi que la pluralité des
cultures. Nous célébrons, en France, cette année, le
bicentenaire de la Révolution, et, par la même occasion, celui
de la Déclaration des Droits de l'Homme, expressément issus,
dit son texte, du Droit Naturel.
La déclaration des droits de l'homme
La déclaration des droits de l'homme, tout comme le contrat social,
ignore le monde et reste muet sur lui. Et nous ne le connaissons plus parce
que nous l'avons vaincu. Qui respecte les victimes ? Or ladite déclaration
fut prononcée au nom des humiliés, des misérables, de
ceux qui, précisément vivent dehors, à l'extérieur,
plongés corps et biens dans les vents et sous la pluie, de ceux qui
ne jouissent d'aucun droit, des perdants à toutes les guerres imaginables
et qui ne possèdent rien.
La raison humaine, monopolisée par la science et l'ensemble des techniques
associées a vaincu la nature extérieure, dans un combat qui
dure depuis la préhistoire, mais qui s'accéléra de
façon sévère à la révolution industrielle
contemporaine de celle dont nous célébrons le bicentenaire.
Une fois de plus, il nous faut statuer sur les vaincus, en écrivant
le droit des êtres qui n'en ont pas.
Sujet de droit
Nous ne pensons le droit qu'à partir d'un sujet de droit, dont la
notion fut progressive. N'importe qui, jadis, ne pouvait y accéder:
la déclaration des droits de l'homme et du citoyen donna la
possibilité à tout homme en général d'accéder
au statut de ce sujet du droit. Le contrat social, du coup, s'achevait, mais
se fermait sur soi, laissant hors jeu le monde, collection énorme
de choses réduites au statut d'objets passifs de l'appropriation.
Raison humaine majeure, Nature extérieure mineure. Le sujet de la
connaissance et de l'action jouit de tous les droits et ses objets d'aucun.
Ils n'ont encore accédé à aucune dignité
juridique.
Voilà pourquoi les choses du monde se trouvent nécessairement
vouées à la destruction. Maîtrisées,
possédées, du point de vue épistémologique; mineures
dans la consécration du droit. Or, elles sont les hôtesses des
hommes, sans lesquelles, demain, ils devront mourir. Oui, notre contrat
exclusivement social devient mortel, pour la perpétuation de
l'espèce, son immortalité objective et globale. Qu'est-ce que
la nature ? La condition de la nature humaine elle-même, ses contraintes
générales de renaissance ou d'extinction, l'hôtel qui
nous donne logement, chauffage et table.
Il faut donc procéder à une révision déchirante
du droit. Il existe une proposition informulée du droit naturel, en
vertu de laquelle l'homme seul, individuellement ou en groupe, peut devenir
sujet du droit. La déclaration de droits de l'homme a eu le mérite
de dire "tout homme" et la faiblesse de penser "seuls les hommes",
c'est-à-dire les hommes seuls. Et donc : les objets eux-mêmes
sont sujets de droit et non plus simples supports passifs de l'appropriation,
même collective.
Le parasite et le symbiote
Retour à la nature signifie désormais : abandon du contrat
exclusivement social et passation d'un contrat naturel de symbiose et de
réciprocité où notre rapport aux choses laisserait
maîtrise et possession pour le respect, l'écoute, l'admiration
et même la contemplation. Connaissance ne signifiera plus
propriété ni action maîtrise. Contrat d'armistice dans
la guerre objective, contrat de symbiose : le symbiote admet le droit de
l'hôte, alors que le parasite -notre statut actuel condamne à
mort celui qu'il pille et qu'il habite sans prendre conscience qu'à
terme il se condamne lui-même à disparaître. Le parasite
prend tout et ne donne rien ; l'hôte donne tout et ne prend rien. Le
droit de maîtrise et de propriété se réduit au
parasitisme. Au contraire, le droit de symbiose se définit par
réciprocité : autant la nature donne à l'homme, autant
celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit. Chacun
des nouveaux partenaires doit à l'autre la vie. Mais tout cela resterait
lettre morte si on n'inventait pas un nouvel homme politique.
L'art de gouverner
Quand il parle politique, Platon cite quelquefois l'exemple du vaisseau et
la soumission de l'équipage au pilote, gouverneur expert, sans dire
jamais, sans doute parce qu'il 1'ignore, ce que ce modèle comporte
d'exceptionnel. Entre la vie ordinaire à terre et le paradis ou l'enfer
à la mer existe la disparate du retrait possible : à bord ne
cesse jamais l'existence sociale et nul ne peut s'y retirer sous sa tente,
comme autrefois le fit Achille, guerrier piéton. Pas d'échappatoire
où la planter, sur un bateau, où le collectif se ferme
derrière la définition stricte dessinée par les lisses
de la rambarde : hors du cordon, la noyade. Ce tout-social, qui enchantait
le philosophe pour des raisons que nous avons oubliées, tient les
navigants sous la loi de politesse, entendue au sens le mieux dit par le
plus politique.
Guerre et violence
Depuis la plus haute Antiquité, les marins et sans doute eux seuls
connaissent et pratiquent la distance et la conséquence des guerres
subjectives à la violence objective. Parce qu'ils savent qu'ils condamnent
leur barque au naufrage, avant de l'emporter sur l'adversaire intérieur,
s'ils viennent à s'opposer entre eux. Le contrat social leur vient
directement de la nature. Dans l'impossibilité de toute vie privée,
ils vivent sans cesse en danger de colère. Donc une seule loi non
écrite règne à bord, cette divine courtoisie qui
définit le marin, contrat de non agression, pacte entre les navigants,
livrés à leur fragilité, sous menace constante de
l'océan.
Tout différent de celui par lequel les autres groupes humains s'organisent
et même commencent, le pacte social de courtoisie en mer équivaut
en fait à ce que j'appelle contrat naturel. Pourquoi? Parce qu'ici
le collectif, s'il se déchire, immédiatement se livre, sans
recul ni recours possible, à la destruction de sa niche fragile, d'un
habitant privé de supplément tel le refuge de la tente privative
où se réfugie Achille, ce fantassin en colère contre
d'autres fantassins. Dès le début de notre culture, l'Iliade
s'oppose à l'Odyssée comme la conduite à terre face
aux moeurs de mer : la première ne tient compte que des hommes, les
secondes ont affaire au monde. D'où les soldats du premier poème
devenus des compagnons dans le second. Où a lieu, déjà,
ce contrat naturel passé en silence et par peur ou respect entre l'ire
grondante du gros animal social et la noise, bruit et fureur de mer. Guerre
entre Ulysse sourd et les Sirènes clamantes, pacte de la face
d'étrave avec les lames, paix des hommes affrontant le vent.
Nous sommes embarqués
Voici maintenant formée la contemporaine société, qu'on
peut appeler deux fois mondiale : solidaire comme un bloc, par ses interrelations
croisées, elle ne laisse aucun reste, ni recul, ni recours, pas de
tente à l'extérieur ; elle sait, d'autre part, construire et
utiliser des moyens techniques aux dimensions spatiales, temporelles,
énergétiques des phénomènes du monde. Notre puissance
collective atteint donc les limites objectives. Bien équipé,
notre groupe réuni avoisine le monde comme les chandeliers de la rambarde
séparent parce qu'ils se touchent le pont solide et mobile de
l'étendue fluctuante.
Tout le monde vogue sur le monde comme l'arche sur les eaux, sans aucune
réserve extérieure à ces deux mondes, celui des hommes
et celui des choses. Nous voici donc embarqués ! Pour la première
fois de l'histoire, Platon et Pascal, qui n'avaient jamais navigué,
ont raison tous les deux en même temps car nous voici contraints à
obéir aux lois du bord, à passer du contrat social qui
protégèrent longtemps des sous-ensembles culturels mobiles
dans un environnement large et libre, muni de réserves absorbant tout
dommage, au contrat naturel exigé par un groupe compact unifié
parvenu aux limites strictes des forces objectives. Là, nos armes
et techniques retentissent sur la totalité du monde dont les blessures
qu'elles lui infligent retentissent en retour sur la totalité des
hommes.
Qu'est-ce que le gouvernement ?
Il gouverne, le pilote. Suivant les intentions de sa route, selon la direction
de la houle, il incline le safran du gouvernail. La volonté agit sur
l'obstacle qui agit sur la volonté, en série d'interactions
courbées. Premier puis troisième, le projet décide d'une
inclinaison subtile et fine, différentiée dans l'inclination
de la force des choses pour que la route enfin se fraie parmi l'ensemble
des contraintes.
On appela cybernétique l'art à la lettre symbiotique de gouverner
par des boucles engendrées par ces angles et engendrant à leur
tour d'autres angles de route
technique particulière au métier de pilote en mer, qui passa
récemment à des technologies aussi intelligentes que cette
maîtrise maritime et de leur sophistication à la saisie de
systèmes plus généraux. Mais tout cet arsenal
méthodique ne restait qu'à l'état de métaphore
pour l'art de gouverner politiquement les hommes. Qu'enseigne au gouverneur
le pilote au gouvernail ?
Voici que s'évanouit la différence entre eux. Les occupations
de tout le monde donnent aujourd'hui au monde des dommages qui, par boucle
en retour, deviennent les données des occupations de tout le monde.
Voici la cybernétique revenue. Pour la première fois de l'histoire,
le monde humain ou mondain, en bloc, fait face au monde mondial, sans jeu,
reste sans recours, pour l'ensemble du système, comme en un vaisseau.
Le gouvernant et le pilote au gouvernail s'identifient en un même art
de gouverner.
Une science politique sans monde
Immergé dans le contrat exclusivement social, l'homme politique,
jusqu'à ce matin, le signe, l'écrit, le fait observer, uniquement
expert en sciences humaines; éloquent, même rhéteur,
cultivé à la rigueur, connaissant les reins, les coeurs, et
la dynamique des groupes, administrateur beaucoup, médiatique,
énormément, essentiellement juriste, lui-même produit
du droit et produisant du droit. Inutile de se faire physicien. Aucun discours
ne parle jamais du monde, s'entretenant indéfiniment des hommes. Plus
encore, l'histoire et la tradition nous enseignent que le droit naturel n'exprime
que la nature humaine. Le politique et le juridique, fermés dans la
société, ignoraient superbement le monde. Tout vient de changer.
Désormais nous réputerons politique, un très mauvais
mot parce que justement il ne se réfère qu'à la cité,
aux espaces publicitaires, à l'organisation administrative des groupes.
Or il ne connaît rien au monde, celui qui demeure dans la ville, jadis
appelé bourgeois. Désormais, le gouvernant doit sortir des
sciences humaines, des rues et des murs de la cité, se faire physicien,
émerger du contrat social, inventer un nouveau contrat naturel en
redonnant au mot nature son sens originel des conditions dans lesquelles
nous naissons.
Dans une page mémorable où il dessine l'art politique, Platon
décrit le Roi tissant les fils de trame rationnels aux fils d'une
chaîne qui transporte les passions les moins raisonnables. Le politique
de ce jour devra croiser les fils de trame des sciences humaines à
ceux d'une chaîne issue des sciences physiques : ce matin l'art de
gouverner se confond avec ce tissage-là.
jadis j'ai nommé passage du Nord-Ouest le lieu où ces deux
types de sciences convergeaient, mais je ne savais pas, ce faisant, que je
définissais la science politique d'aujourd'hui, la géo-politique
au sens de la terre réelle, la physio-politique, au sens où
les institutions que se donnent les groupes dépendront désormais
des contrats explicites qu'ils passeront avec le monde naturel, jamais plus
notre bien, ni privé ni commun, désormais notre symbole.
Nous ne cessons pas de perdre la mémoire des actes étranges
auxquels s'adonnaient les prêtres dans des réduits sombres et
secrets où, seuls, ils habillaient la statue d'un dieu, l'ornaient,
faisaient sa toilette, la levaient ou la sortaient, lui préparaient
un repas et lui parlaient indéfiniment, et cela chaque jour et toutes
les nuits, à l'aurore, au crépuscule, quand le soleil et l'ombre
venaient à leur acmé. Craignaient-ils qu'un seul arrêt
dans cet entretien continu, infini, ouvrit des conséquences formidables
? Amnésiques, nous croyons qu'ils adoraient le dieu ou la déesse,
sculptés de pierre ou de bois ; non : ils donnaient à la chose
elle-même, marbre ou bronze, la parole, en lui conférant l'apparence
d'un corps humain doué de voix. Ils célébraient donc
leur pacte avec le monde.
Nous oublions de même pour quelles raisons les moines
bénédictins se lèvent avant le jour pour chanter matines
et laudes, les petites heures de prime, tierce, sexte, ou repoussent leur
repos tard dans la nuit pour psalmodier encore, à complies. Nous ne
gardons pas le souvenir des prières nécessaires ni de ces rites
perpétuels. Et cependant, non loin de nous, trappistes, carmélites
encore égrènent sans trêve l'office divin.
Ils ne suivent pas le temps, mais le soutiennent. Leurs épaules et
leurs voix, de versets en oraisons, portent les minutes en minutes le long
de la fragile durée, qui sans eux se casserait. Et qui inversement
nous convainc de l'absence de lacune dans les fils ou les nappes chroniques
? Pénélope, jour et nuit, ne quittait le métier de
tapisserie. Ainsi la religion repasse, file, noue, assemble, recueille, lie,
relie, relève, lit ou chante les éléments du temps.
Le terme religion dit exactement ce parcours, cette revue ou ce prolongement
dont l'inverse a pour nom négligence, celle qui ne cesse de perdre
le souvenir de ces conduites et paroles étranges.
Les doctes disent que le mot religion pourrait avoir deux sources ou origines.
D'après la première, il signifierait, par un verbe latin :
relier. Nous relie-t-elle entre nous, assure-t-elle le lien de ce monde à
un autre ? D'après la deuxième, plus probable, non certaine,
mais voisine de la précédente, il voudrait dire assembler,
recueillir, relever, parcourir ou relire. Mais ils ne disent jamais quel
mot sublime la langue place en face du religieux, pour le nier : la
négligence. Qui n'a point de religion ne doit pas se dire athée
ou mécréant, mais négligent:
La notion de négligence fait comprendre notre temps. Dans les temples
d'Egypte, de Grèce ou de Palestine, les ancêtres, dis-je,
soutenaient le temps, comme anxieux de lacunes possibles.
Nous voici aujourd'hui anxieux de lacunes et de catastrophes dans le tissu
aérien de protection qui garantissait le temps qu'il fait. Ils reliaient,
assemblaient, recueillaient, relevaient, ne cessaient jamais, comme les moines,
tout au long de la journée. Et si d'aventure existaient une histoire
et une tradition humaines simplement parce que des hommes adonnés
au plus long terme concevable n'ont cessé de recoudre le temps ?
La modernité néglige, absolument parlant. Nous avons, par le
contrat social, laissé le lien qui nous rattache au monde, celui qui
relie le temps qui passe et coule au temps qu'il fait, celui qui met en relation
les sciences humaines et celles de l'univers, le droit et la nature, la politique
et la physique, le lien qui adresse notre langue aux choses muettes, passives,
obscures, qui en raison de nos excès reprennent voix, présence,
activité, lumière. Nous ne pouvons plus le négliger.
Peut-on pratiquer, dans l'attente inquiète d'un second déluge,
une religion diligente du monde ?