Une première mutation : de la saliculture à
l'élevage
De l'élevage à la culture
céréalière
Brouage face à une nouvelle mutation
L'action des pouvoirs publics
Des initiatives locales nécessaires
Des nouveaux modèles de développement, à
plusieurs échelles
Encadré1 : Les éleveurs des marais de
Brouage
Encadré 2 : Usages et vertus de la prairie de
marais
[R] Une première mutation : de la saliculture à l'élevage
Au fil des siècles et de l'avancée des prises sur la mer, les
premières salines s'envasent, les marais pourrissent et se gâtent.
Peu à peu, l'herbe envahit ces marais gâts. Le déclin
du commerce du sel aidant, cette production dominante fait place à
la production d'herbe après quelques essais de culture sur les bosses
destinées à nourrir la population locale de sauniers. De la
production du sel comme industrie principale du marais, on est donc passé,
au XIXe siècle, à l'élevage pour le lait et la viande.
Cet élevage s'est développé en relation étroite
avec les terres hautes des coteaux voisins d'où venait l'essentiel
des troupeaux. Les « cabanes », ici petites exploitations en fermage
installées dans le marais, abritaient les gardiens de ces troupeaux
qui possédaient eux-mêmes quelques animaux.
Lors du fantastique effort de productivité réalisé par
l'agriculture française au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les
cabanes, structures productives trop petites, ont disparu. Le marais s'est
dépeuplé et s'est retrouvé peu à peu menacé
de déprise comme toutes les régions réputées
de faible productivité.
Avec l'usage des engrais et des variétés sélectionnées
de fourrage, il est devenu possible de faire pousser de l'herbe partout.
Le marais a perdu alors son attrait principal de producteur d'herbe
privilégié et bon marché, d'autant que la
céréaliculture a pris le pas sur l'élevage ou est intervenue
de plus en plus dans l'alimentation des animaux d'élevage
(maïs-ensilage).
[R] De l'élevage à
la culture céréalière
Dans les années 70, alors que pour la majorité des agriculteurs
le marais est encore identifié à l'élevage et à
la production d'herbe et que, paradoxalement, des essais d'intensification
fourragère n'intéressent personne, la technique du drainage
en marais est mise au point à la station de Saint-Laurent-de-la-Prée
de l'INRA
A la fin des années 80, le marais de Brouage sera l'un des derniers
touchés par le drainage, sans doute à cause de l'importance
des travaux supplémentaires à réaliser pour la mise
à plat des parcelles. Une minorité de céréaliers
entreprend cependant ces aménagements avec l'aide des pouvoirs publics
et des élus locaux, en commençant par les prises les plus
récentes, en bordure du littoral. Les sols y sont plus riches et les
parcelles n'ont pas été modelées par la production du
sel.
Mais la pression des écologistes et des naturalistes prend de
l'importance. L'intérêt croissant de l'opinion publique pour
son environnement et la préservation de son patrimoine culturel et
biologique rejoint la préoccupation des scientifiques.
Enfin, alors que la production laitière a déjà
été remise en cause en 1984 par les quotas laitiers et que
le marché de la viande continue de s'affaisser, le modèle
céréalier intensif est remis en cause par la réforme
de la Politique agricole commune (PAC) et l'organisation du commerce mondial
(accords du GATT). La deuxième mutation, qui devait faire passer le
marais de Brouage de l'élevage à la céréaliculture,
est stoppée au début des années 90.
[R] Brouage face à une nouvelle mutation
Dans l'état actuel du marché de la viande, l'élevage
en marais n'est plus une activité économique viable. Dans le
même temps, richesse écologique et paysage sont l'objet d'une
demande sociale forte, relayée notamment par les associations
écologistes. Sans oublier les chasseurs qui s'organisent peu à
peu afin d'intervenir dans la gestion de ces zones privilégiées
de passage d'oiseaux migrateurs.
Depuis les années 60, le marais de Brouage est donc en train de changer
de production principale : après le sel et l'élevage, après
une tentative céréalière, cette production pourrait
bien être la biodiversité et le paysage. La différence
avec la mutation précédente est que cette nouvelle production,
cette nouvelle fonction sociale, a besoin de l'élevage pour se
développer. C'est en effet grâce aux activités de
l'élevage que le milieu a acquis sa richesse biologique.
En d'autres termes, cette mutation se fait selon un processus qui substitue,
à des pratiques d'élevage ayant des sous-produits biologiques
et paysagers, des pratiques de gestion territoriales, écologiques
et paysagères utilisant notamment l'élevage extensif pour
entretenir la prairie naturelle.
[R] L'action des pouvoirs
publics
Les pouvoirs publics, l'Union européenne en tête, ont
déjà pris de nombreuses dispositions ou réglementations
visant à protéger les zones de marais de la banalisation par
l'agriculture intensive comme de l'abandon par la déprise agricole.
Ainsi le marais de Brouage est-il inventorié en Zone d'intérêt
pour la conservation des oiseaux sauvages (ZICO - directive européenne
« Oiseaux » de 1979) et en zone défavorisée au titre
de l'Objectif 5b, ce qui lui permet d'avoir accès aux fonds de
développement structurel de l'Union européenne ; il est
également classé en Zone de protection spéciale (ZPS).
Le Conservatoire de l'espace littoral intervient sur un périmètre
d'acquisition de 2 800 ha. Enfin, depuis 1992, à l'instar de plusieurs
cantons des marais de l'Ouest, le canton de Marennes fait l'objet d'une
procédure d'Opération groupée d'aménagement
foncier-Environnement (OGAF-Environnement) en application des mesures
agri-environnementales de la Politique agricole commune.
Il s'agit d'une procédure contractuelle sur cinq ans par laquelle
l'éleveur s'engage à respecter un cahier des charges visant
à protéger le milieu en échange d'une prime à
l'hectare variant de 600 à 1 100 FrF. On peut y voir déjà
un système de rémunération de la valeur biologique et
paysagère du marais par l'ensemble des contribuables.
L'inconvénient majeur de ces OGAF est qu'elles ne s'intéressent
qu'aux milieux à protéger et non aux structures agricoles dans
leur globalité, structures qui ont besoin de conforter leur
viabilité afin d'être à même de continuer à
exploiter le marais. Le modèle céréalier en terres hautes
est également menacé : les exploitations
céréalières des Charente n'ont sans doute pas la
capacité de concurrencer celles du Bassin parisien ou du Corn-Belt
nord-américain. Il est donc nécessaire de s'intéresser
non seulement à la protection des espaces fragiles ou sensibles mais
également aux autres espaces dont les exploitations agricoles ne peuvent
se passer pour exercer leur activité.
[R] Des initiatives locales nécessaires
Si les pouvoirs publics ont entériné cette mutation, il n'en
est pas de même des populations locales et notamment des agriculteurs.
Pour l'instant, ceux-ci vivent ce phénomène comme des pressions
externes et comme une remise en cause des fondements de leur activité
(liberté d'entreprise, propriété privée, modèle
de production). L'immixtion de nouveaux pouvoirs dans la gestion du marais,
qui n'appartenait qu'à eux seuls jusqu'à présent, tels
que ceux des écologistes, des chasseurs, du Conservatoire du littoral
et de diverses administrations (direction départementale de l'Agriculture
et de la Forêt DDAF - direction régionale de l'Environnement
DIREN - etc.), est parfois mal vécu.
Pour eux, il s'agit d'abord de vivre au quotidien et d'assurer l'avenir
immédiat de leur exploitation et de leur famille. Or, personne ne
sait encore comment vivre de la biodiversité et du paysage. Le tourisme
est bien une industrie de transformation du paysage qui peut être lucrative
mais il semble illusoire de fonder le développement de régions
entières sur cette seule activité. De plus, les lois
économiques qui régissent les marchés actuels ne prennent
pas encore en compte, dans la rémunération des productions,
les prélèvements ou les dégradations effectués
sur l'environnement physique et biologique.
La compréhension de la nouvelle mutation par les habitants de la
région leur demande un autre regard sur leur milieu : le renversement
des contraintes en atouts. L'omniprésence de l'eau, le maillage de
fossés, le micro-relief des anciennes salines, la présence
des oiseaux, tout ce qui peut ressembler à une contrainte doit être
intégré comme atouts pour de nouveaux systèmes de
production. C'est ce qu'avaient fait les ancêtres des agriculteurs
locaux lorsque, voyant pourrir les marais salants, ils avaient eu l'idée
d'en utiliser l'herbe pour élever des animaux. Cela ne s'était
pas fait du jour au lendemain, ni sans difficultés.
[R] Des nouveaux modèles
de développement, à plusieurs échelles
L'agriculture ne peut attendre que la solution vienne totalement de
l'extérieur. Il lui faut faire des propositions qui auront à
s'intégrer à une dynamique régionale de développement.
La réflexion doit se mettre en place à plusieurs échelles
d'intervention :
- à l'échelle de la parcelle de marais : des pratiques doivent
être améliorées, notamment concernant l'élevage
extensif dont on connaît déjà les principes ;
- à l'échelle du bassin de marais : un nouveau système
de gestion hydraulique doit être mis au point afin d'intégrer
les différents acteurs et de prendre en compte les différents
intérêts (question hydraulique notamment). Des pratiques collectives
de gestion des troupeaux et des parcelles peuvent être mises au point
afin d'optimiser l'utilisation du potentiel fourrager du marais ;
- à l'échelle de l'exploitation agricole : les mesures
agri-environnementales doivent la prendre en compte non seulement dans sa
partie maraîchère mais également sur les autres espaces
de plateau qui la font vivre. Elles doivent rechercher les
complémentarités entre les différents milieux et non
les opposer dans le cadre d'un modèle de développement
simplificateur ;
- à l'échelle de la région, naturelle ou administrative,
et du territoire : un projet de développement et d'aménagement
englobant dans une même dynamique agriculture, environnement, tourisme
ainsi que les autres activités doit être mis au point.
Les nouveaux modèles de développement des exploitations agricoles
peuvent être multiples. D'exploitations agricoles, elles doivent devenir
des entreprises rurales. Celles dont les productions sont compétitives
sur le marché resteront à caractère purement agricole.
Les autres pourront emprunter, soit la voie de la recherche d'une plus grande
valorisation des productions de l'exploitation (transformation, vente directe,
etc.), soit celle de la diversification professionnelle (du double-actif,
salarié ou exerçant une autre activité professionnelle
à temps partiel, au projet agro-touristique intégrant
ferme-auberge, loisirs, etc.). Une autre voie est celle de l'entreprise de
services, moissons et récoltes comme actuellement, mais aussi entretien
du milieu, curage des fossés, entretien des chemins, gardiennage des
maisons résidences secondaires, etc.
La liste n'est pas exhaustive et dépend du dynamisme des
intéressés et de leurs capacités à utiliser leurs
atouts. Mais le développement de ces régions ne dépend
pas uniquement de ces facteurs. Le problème dépasse de beaucoup
un simple malaise de la profession agricole. Il s'agit bel et bien en fait
de poser la question à notre société de savoir ce qu'elle
veut faire de ces zones fragiles et de l'un de ses intervenants
privilégiés, l'agriculture.
[R]Les éleveurs des marais de Brouage (Encadré 1)
A Brouage, il n'existe pas d'exploitations agricoles maraîchines, vivant
uniquement du marais. La grande majorité d'entre elles pratique la
polyculture et l'élevage, et toutes sont organisées sur la
base d'une complémentarité terres hautes-marais, sauf quelques
rares exceptions qui bénéficient alors d'autres revenus, marchand
de bestiaux ou ferme-auberge par exemple.
Autre caractéristique essentielle : l'éloignement des sièges
d'exploitation des parcelles de marais. 65% des exploitations ont leur
siège à plus de 10 km et elles utilisent 68% de la surface
en prairie naturelle sur le canton de Marennes. Certains viticulteurs du
Cognaçais parcourent 70 km pour venir mettre leurs bêtes au
marais.
Les exploitations spécialisées dans la production de viande
bovine n'occupent que 18% des prairies naturelles de marais. Ce sont des
élevages allaitants (veaux ou broutards élevés sous
la mère jusqu'à l'age de neuf mois). Elles sont peu intensives
et fortement utilisatrices de marais. Les petites structures disparaissent
et continueront de disparaître. Les plus grandes ont des successions
assurées et subsistent malgré la crise de l'élevage
dans la mesure où leurs investissements ont été faibles.
Malheureusement, elles correspondent à une catégorie d'agriculteurs
assez âgés, peu dynamiques et peu enclins à faire
évoluer leurs techniques.
L'élevage laitier, largement dominant autrefois (lait et beurre de
Charente-Poitou), n'est plus présent que dans 28% des exploitations.
Les étables traditionnelles avec des vaches normandes sont en forte
régression au profit d'étables et d'animaux standardisés
sur des exploitations ayant de gros quotas laitiers. La production du lait
se concentre de plus en plus sur des exploitations spécialisées
et très intensives.
Les systèmes de production mixte (lait-viande) restent peu nombreux.
Ce sont pour la plupart de grosses structures qui utilisent beaucoup de main
d'oeuvre. Les petites structures sont en voie de disparition. Enfin, très
peu d'exploitations (3/200) cherchent à valoriser leurs produits ou
leur situation par une démarche différente de type agro-touristique
ou transformation et vente directe.
Mais ce panorama ne serait pas complet si l'on omettait de parler des
doubles-actifs (11% des exploitations) et des pré-retraités
(8%). Les premiers vivent d'une autre activité professionnelle et
ont conservé une petite exploitation, parfois totalement en marais,
souvent par atavisme (conservation du patrimoine), quelquefois par espoir
d'en tirer quelque revenu en ces temps de crise (recherche d'une certaine
sécurité). Les seconds ont déjà commencé
à désarticuler leur système de production :
décapitalisation par vente d'une partie du cheptel ou de parcelles
et arrêt des investissements. De ce fait, ces exploitations sont
inclassables si ce n'est par leur objectif qui est de préparer la
retraite de leurs propriétaires.
Cette dernière catégorie, par son importance, est
révélatrice du problème de la reprise des exploitations
en cessation d'activités. 34% des exploitations, de l'échantillon
de l'étude, ont une succession incertaine ou pas de succession dans
les dix ans à venir : 31% du marais (1 800 ha sur 5 700) sera
libéré durant cette même période. Si, jusqu'à
présent, l'agrandissement des structures a absorbé la
libération des terres, la menace de déprise ou de sous-utilisation
pèse maintenant sur le marais de Brouage.
Malgré tout, les agriculteurs susceptibles d'utiliser le marais, et
donc de l'entretenir, sont encore nombreux. Peu d'entre eux désirent
s'en séparer. La diversité de leurs situations représente
une certaine garantie de pérennité. Reste à savoir si
l'évolution du marché des produits agricoles et de la situation
de l'agriculture dans la société leur permettront de
développer leurs entreprises dans les années à
venir.
[R] Usages et vertus de la prairie de marais
(Encadré 2)
A écouter une majorité d'interlocuteurs de la profession agricole,
les parcelles de marais à Brouage ne valent rien et sont plutôt
sujets d'ennuis et de dépenses supplémentaires. On n'en voit
guère que les contraintes. Cependant, même si elle menace, la
déprise n'est pas encore une réalité tangible : toutes
les parcelles sont occupées avec l'aide, il est vrai, des nouvelles
dispositions agri-environnementales. S'il n'y a pas abandon du marais, les
utilisateurs s'y retrouvent donc. Les rôles divers que jouent les parcelles
du marais au sein de l'exploitation agricole permettent d'expliquer ce
phénomène. La production de fourrage pour les animaux (la fonction
la plus évidente et à première vue la plus importante),
même si elle est peu productive par rapport aux terres hautes, y est
peu coûteuse.
Le gardiennage est aisé. Les fossés pleins d'eau qui entourent
les parcelles évitent à l'agriculteur d'avoir à mettre
des clôtures et à les entretenir. Il suffit de curer les
fossés tous les dix ans environ.
L'organisation du travail est facilitée. Les bêtes sont
abreuvées, parquées et nourries par le système du marais
: l'agriculteur peut se consacrer à d'autres tâches. «
Mettre les vaches au marais, c'est mettre les vaches en vacances » aiment
à dire les paysans du cru. En fait, c'est l'éleveur qui se
met en vacances, généralement pour laisser la place au
cultivateur.
Le marais offre des possibilités de loisirs. L'agriculteur et sa famille
vont au marais le dimanche, certes pour voir les bêtes, mais aussi
pour se promener, chercher les grenouilles, changer de paysage, se reposer,
voire pour chasser.
Enfin, la fonction patrimoniale du marais n'est pas à négliger.
La mémoire collective locale se souvient encore de la fortune de maisons
qui se mesurait à la quantité de marais en propriété
et qui devait beaucoup à l'association vigne-élevage, du temps
où la production d'herbe était la spécialité
des marais et des fonds humides des vallées fluviales. Malgré
une nette tendance à la spécialisation, bon nombre d'agriculteurs
préfèrent toujours ne pas mettre tous leurs oeufs dans le
même panier.
Ces quelques avantages, ajoutés au fait que le marché foncier
des terres hautes a été bloqué ces dernières
décennies face à une tendance générale
d'agrandissement des exploitations agricoles, permettent de mieux comprendre
pourquoi le marais est encore peuplé d'animaux à la belle
saison.