Orangs-outans : chronique d'une extinction annoncée
L'orang-outan, l'homme de la forêt en malais, est un de nos plus proches
cousins avec le chimpanzé, le bonobo et le gorille. Il est aussi
malheureusement en voie de disparition, tout comme les forêts de
Bornéo et de Sumatra qui l'abritent.Les derniers recensements
effectués à Sumatra le prouvent ; si nous ne faisons rien
aujourd'hui, les derniers orangs-outans auront disparu avec les ultimes vestiges
de leur habitat d'ici une poignée d'années, 5 à 10 ans
selon les scientifiques.
Plusieurs facteurs contribuent au déclin de l'orang-outan :
- les dramatiques feux de forêt de 1997-1998 ayant ravagé une
grande partie de Bornéo ;
- le défrichage sauvage pour l'installation de fructueuses plantations
de palmier à huile ;
- l'abattage illégal d'arbres au sein même des parcs nationaux,
afin de fournir, outre les différentes provinces indonésiennes
et malaisiennes, la Chine, le Japon, les États-Unis ou l'Europe avides
de bois tropicaux ;
- les cultures sur brûlis de plus en plus importantes avec la politique
de transmigration vers les terres encore inexploitées de Bornéo
;
- le braconnage des bébés orangs-outans pour un marché
noir d'animaux de compagnie.
Ainsi, aujourd'hui la situation est critique et il est vital que nous agissions
pour sauver un de nos plus proches cousins.
L'orang-outan, ce géant placide et solitaire a besoin de la forêt
pluviale pour survivre. Arboricole, il se déplace essentiellement
sous la canopée, à une hauteur entre 20 et 30 m, descendant
très rarement au sol, exception faite des mâles adultes, afin
d'éviter les prédateurs : léopards, tigres à
Sumatra et cochons sauvages. L'orang-outan consacre ses journées à
la recherche de fruits, de jeunes feuilles, d'écorces, de fleurs et
d'insectes. Il se nourrit de plus de 300 espèces d'arbres et de lianes
différentes. À la tombée du jour, l'orang-outan se fabrique
un nid, sorte de grande plate-forme douillette faite de branches plus ou
moins entrelacées, dans lequel il passe la nuit.
Les forêts tropicales de Bornéo et Sumatra montrent une hétérogénéité de la distribution des ressources à la fois dans le temps et dans l'espace obligeant les orangs-outans à beaucoup se déplacer, et à rester assez solitaires. Cependant, lorsque les conditions le permettent, comme à Suaq Balimbing au nord de Sumatra, les orangs-outans se regroupent et se déplacent ensemble dans la forêt. C'est d'ailleurs à cet endroit que Carel van Schaik de la Duke University (Caroline du Nord, États-Unis) et son équipe ont décrit des fabrications et des utilisations complexes d'outils ressemblant à ceux des chimpanzés. Ces traditions " techniques " au sein de la communauté peuvent subsister de génération en génération par une transmission horizontale facilitée par la plus grande socialité des orangs-outans sur ce site. Cependant, il sera essentiel de procéder à des comparaisons entre sites différents pour accumuler assez de connaissances sur ces cultures " orangs-outans ", dont nous ne savons finalement que très peu de choses. Malheureusement, s'inquiète Carel van Schaik, il est peut-être déjà trop tard, car les populations des orangs-outans décroissent extrêmement rapidement.
Les derniers recensements effectués en 1995 indiquent une population
de 25 000 individus répartis en parts à peu près
égales entre les deux îles. Mais, en étudiant des zones
du parc national de Leuser avec des images satellites et des photos
aériennes, Carel van Schaik a découvert que le nombre
d'orangs-outans avait chuté de 12 000 à 6 500 en à peine
six ans ; et la situation à Bornéo n'incite pas à plus
d'optimisme. À ce rythme, dans moins de dix ans, nous ne verrons plus
d'orangs-outans que dans les parcs zoologiques.
Jan van Hooff, professeur à l'université d'Utrecht (Pays-Bas)
est responsable du site de recherche de Ketambe, à Sumatra.
Ce sanctuaire est aujourd'hui fermé par les autorités indonésiennes en raison de l'insécurité liée aux affrontements opposant, dans la province d'Aceh, l'armée et les rebelles indépendantistes intégristes mais aussi à cause du défrichage et du braconnage sauvages. Il tente aujourd'hui, avec des collègues de l'International Primatological Society, de plaider la cause de notre cousin asiatique auprès de l'UNESCO. Son but : l'attribution du statut de " patrimoine mondial de l'humanité " à l'orang-outan et aux autres singes anthropoïdes.
Une loi a également été votée en 2000, au
Congrès américain, pour la conservation des grands singes et
5 millions de dollars (presque 6 millions d'euros) de fonds ont été
débloqués dans ce but. Enfin, la Wildlife Conservation Society
basée à New York appelle à un moratoire sur l'exploitation
des forêts indonésiennes.
Malgré tous ces efforts, jour après jour, la situation s'aggrave
et les centres de réhabilitation sont débordés. C'est
là que sont recueillis les bébés orangs-outans issus
du braconnage et qui ont été confisqués dans l'espoir
d'une éventuelle réintroduction dans leur milieu d'origine,
ou du moins, dans ce qu'il en reste.
Les braconniers, parfois de simples paysans tentant de protéger leurs
cultures de ces primates fuyant leur forêt dévastée à
la recherche de nourriture, tuent les adultes. Lorsqu'ils sont en face d'une
mère et de son petit, celle-ci est éliminée et le
bébé est récupéré pour alimenter le
marché noir de l'animal de compagnie. En Indonésie, même
si cela est interdit par une loi depuis 1963, posséder un orang-outan
chez soi est le signe d'un certain statut social. Malgré cette loi,
même au sein du gouvernement ou de la police, il n'est pas rare de
trouver un bébé orang-outan mais aussi tigres, pythons et autres
espèces protégées.
Malheureusement, l'Indonésie n'est pas la seule à alimenter ce trafic. Taiwan, par exemple, représente une véritable plaque tournante. Les magasins et les maisons de jeu sont friands d'orangs-outans qui, affublés d'habits, une cigarette à la main, sont exhibés dans leurs devantures pour attirer le client. L'Europe et les États-Unis ne sont pas en reste. Lorsqu'un bébé orang-outan peut se vendre 50 $1 à Samarinda, capitale du Kalimantan Est (Bornéo), il atteindra 300 $ à Jakarta, 5 000 $ à Taiwan et près de 25 000 $ aux États-Unis.
Lorsque cela est possible, ces bébés sont confisqués
et récupérés par les centres de réhabilitation
qui les soignent puis tentent de leur réapprendre un comportement
normal d'orang-outan en vue d'une réintroduction.
Ces initiatives ne sont pas toujours approuvées par le milieu scientifique
où beaucoup trouvent que l'on dépense énormément
d'argent pour sauver quelques individus alors que ces fonds pourraient être
mieux utilisés pour préserver la forêt tropicale et,
donc, l'orang-outan, mais aussi tous ses autres habitants : calaos, gibbons,
langurs, léopards, etc.
L'argument est valable ; cependant, il faut voir la situation sous un autre
angle : l'orang-outan est devenu l'emblème de la forêt et il
attire la sympathie, surtout le petit avec ses grands yeux cerclés
de rose. Il est plus facile, et probablement plus judicieux, de sensibiliser
les populations à la cause de l'orang-outan et d'obtenir, au travers
de la protection accrue de l'orang-outan, la protection de son habitat. Il
suffit de voir la réaction des enfants dans les écoles lorsque
l'on vient leur parler de ce grand singe roux qui habite dans les forêts
autour de leurs villages et qui a des comportements si proches des nôtres.
De plus, ces deux façons d'uvrer pour la conservation, à
savoir au niveau de l'espèce (protection des populations et des
écosystèmes) et au niveau des individus, ne semblent pas
incompatibles ; au contraire, la seconde stratégie peut aider au
développement et à l'application de la première.
Le premier centre de réhabilitation, Sepilok, a été
créé dans les années 1960 par Barbara Harrisson au Sabah,
la partie malaise de Bornéo. Il sert aujourd'hui surtout de vitrine
pour sensibiliser les touristes. D'autres ont été ouverts depuis,
suivant des stratégies différentes, le plus connu étant
celui de Biruté Galdikas ; dans le Sud de Bornéo, au sein du
parc national de Tanjung Puting. La dernière des trois " déesses
" de l'anthropologue Louis Leakey, avec Jane Goodall et Dian Fossey, Biruté
Galdikas, partie au début des années 1970 pour mener une
étude sur les orangs-outans sauvages, s'est vite trouvée
confrontée au problème du braconnage des bébés
et a fini par s'y consacrer entièrement. Cependant, aujourd'hui, sa
méthode est critiquée : trop de contacts avec l'humain, un
suivi médical insuffisant et une réintroduction dans une
forêt abritant une population sauvage. Les orangs-outans sont très
sensibles à des maladies que nous leur transmettons, telles que
l'hépatite ou la tuberculose, et risquent d'infecter les populations
sauvages.
Une nouvelle approche a été mise en place par Herman Rijksen,
qui avait mené une longue étude à Sumatra et
débuté un programme de réinsertion, dans le parc du
Leuser, qui s'est soldé par un échec pour ces mêmes raisons.
Face au risque de maladie, les individus réintroduits ont été
recapturés et placés dans un nouveau centre, en bordure d'une
forêt vierge de population sauvage d'orangs-outans. Le centre de Wanariset,
situé dans la province Est du Kalimantan, applique cette nouvelle
stratégie depuis 1991. Lorsque les bébés arrivent,
après un examen vétérinaire approfondi, ils sont
placés en quarantaine puis dans d'immenses cages, dites de socialisation,
avec d'autres orangs-outans afin de minimiser au maximum les contacts avec
l'homme. Les lieux de réintroduction sont évidemment choisis
pour l'absence de population sauvage et, à ce jour, plus de 300
orangs-outans ont réintégré leur habitat originel.
La tâche n'est pas simple. Un jeune orang-outan passe les 6 à
7 premières années de sa vie en compagnie de sa mère
qui va tout lui inculquer, de la recherche de nourriture à la construction
de nids en passant par la locomotion hasardeuse d'arbre en arbre. Ces orphelins
doivent tout apprendre et les techniciens indonésiens travaillant
à temps plein à Wanariset vont les aider en leur apportant
des branches pour les nids, des fruits et feuilles venant de la forêt,
etc.
Les résultats sont encourageants et, à l'heure actuelle, les
quatre bébés nés dans la forêt de Sungai Wain
de mères réintroduites au début du projet sont un grand
signe d'espoir.
Cependant, il faut continuer les efforts. Mais, dans un pays en proie à
un chaos à la fois économique et politique, comment faire respecter
la protection de la forêt et des espèces animales la peuplant
? L'Indonésie, c'est une immense mosaïque de plus de 13 000
îles, chacune ayant sa culture, sa langue, sa religion, avec des tensions
de plus en plus fortes entre ethnies. Comment demander à des gens
qui parfois n'ont même pas assez de revenus pour acheter du riz pour
toute leur famille de ne plus chasser ni d'abattre des arbres pour pratiquer
la culture sur brûlis ?
La situation est entre nos mains et il est urgent d'agir, faute de quoi l'avenir
de l'orang-outan reposera sur quelques individus exposés en cage dans
les zoos ou les centres d'écotourisme.n
Forêt, bébé en cage, exploitation du bois
: photographies de l'auteur.
Dessins de Pryono