Monsieur le Directeur général de l'UNESCO,
Monsieur le Président,
Monsieur le Directeur général,
Mesdames, Messieurs,
Les anniversaires que la communauté scientifique choisit de célébrer revêtent une signification particulière : ils révèlent l'image que la science veut donner d'elle-même.
C'est parce que la personne et l'oeuvre de Louis Pasteur sont exemplaires, je dirais emblématiques, que le centenaire de sa mort méritait d'être commémoré avec éclat.
Certes, Louis Pasteur n'a pas tout trouvé, il n'a pas tout bâti,
il n'a pas tout prévu. Mais il a fait plus que cela : il a laissé
un style. L'institut Pasteur et les « pastoriens » marquent de
leur empreinte, depuis un siècle, l'ensemble de la recherche
scientifique.
La première des grandes leçons de la tradition pastorienne,
c'est que la science ne saurait être coupée du reste de la
société.
Nul mieux que Pasteur n'a su unir recherche et applications. Union étroite
symbolisée par l'institut qui porte son nom, la recherche apportant
des idées à une industrie qui, en retour, la finance. Nul mieux
que Pasteur n'a su mobiliser le concours des différents secteurs de
la société au fil de ses recherches sur l'élevage,
l'agriculture, l'hygiène et ce que l'on n'appelait pas encore
l'agro-alimentaire.
Cent ans après, on s'interroge toujours sur la relation entre recherche
et industrie, sur la manière de les rapprocher et de les faire travailler
en harmonie. Et l'on commence à peine à analyser les liens
qui existent entre recherche et société. En particulier dans
les domaines qui sont les vôtres. Là où les mondes de
la recherche et de la santé, de l'enseignement et de l'industrie,
de la société tout entière sont si manifestement liés
les uns aux autres que la simple notion d'interface, familière aux
chercheurs, est inévitablement réductrice. Ces mondes, en fait
évoluent ensemble. C'est une évidence autant qu'une exigence.
L'économie en constitue une des meilleurs illustrations.
Nous devons avoir la volonté de faire de la recherche une arme efficace
dans la compétition économique mondiale : il en va de la place,
demain, de la France dans le monde. De plus en plus, de mieux en mieux, les
chercheurs tiennent compte de ce premier objectif. Mais il en est un second
qui, de tout temps, leur a été consubstantiel : la science
est aussi une arme au service de la solidarité.
Cet objectif de solidarité, de cohésion planétaire »
la science n'a pas de patrie » disait Pasteur - doit s'illustrer, d'un
côté, dans les grands programmes à vocation scientifique
universelle (qu'ils portent sur l'observation de la terre ou sur l'environnement)
et, de l'autre, dans toutes les actions, modestes ou ambitieuses, destinées
à réduire les fractures entre les grands ensembles de nations
du monde. C'est là qu'apparaît la santé, au premier rang
de vos préoccupations, de mes préoccupations. Et l'institut
Pasteur, par les centres qu'il a créés dans le monde entier,
figure au premier rang des acteurs. Il constitue une référence.
Ainsi, dans les rapports entre nations, peuvent enfin aller de pair concurrence
et coopération, différence et complémentarité.
Mais, Mesdames, Messieurs, il existe dans notre société un
autre risque de fracture, auquel vous ne pouvez pas être insensibles
dans le domaine qui est le vôtre : c'est celui qui résulterait
d'un éloignement entre une élite scientifique, qui manie des
concepts et des techniques sophistiqués, et la plus grande majorité
de nos concitoyens qui ne comprendrait pas ou, pire encore, aurait le sentiment
qu'elle ne comprendra jamais. Comment, pourrait-on alors reprocher à
ceux qui ne savent pas d'être inquiets, facilement abusés, ou
ainsi amenés à s'opposer ? Comment pourrait-on leur reprocher
de refuser d'avancer, alors qu'on ne leur dirait pas clairement où
ils vont ?
Il est plus que jamais impératif, devant l'accélération
des progrès de la science et de la technologie, d'expliquer, de «
traduire » les thèmes scientifiques, en idées, en images
et en mots accessibles aux non-spécialistes. C'est un exercice difficile,
mais qui doit être pour nous tous une grande ambition. Alors seulement,
notre société pourra poursuivre son chemin, face à la
science et à la technologie, en pleine conscience des progrès
accomplis mais aussi des risques qui, quelquefois, les accompagnent. Cet
objectif essentiel peut être atteint, avec le concours des nombreux
chercheurs et enseignants qui consacrent une part de leurs talents et de
leur temps à l'éducation scientifique du plus grand nombre.
Parce qu'ils placent la science au coeur de notre société,
je tiens ici à leur rendre hommage.
La deuxième grande leçon de la tradition pastorienne, c'est
la place de la recherche fondamentale, tant est forte la nécessité
de connaître, de découvrir, d'inventer.
La recherche fondamentale, par définition, n'est pas orientée
vers le profit immédiat et elle n'est pas contrôlée par
le marché. A ceux qui la considèrent comme un investissement
aléatoire, je répondrai que, même à brève
échéance, elle favorise l'accès au stock mondial des
connaissances accumulées. Et ce n'est pas le moindre de ses
mérites.
En matière de création, la contribution de l'institut Pasteur
à un siècle de microbiologie, de médecine, puis de biologie,
est exceptionnelle.
D'abord, parce que Louis Pasteur a engendré une espèce originale
de chercheurs : « le pastorien ». Le pastorien était
médecin, chimiste, pharmacien, il venait parfois de loin. Il se
définissait non par un statut, mais par un style et un lieu de travail.
Si aujourd'hui, les pastoriens ont un statut, leur communauté a
conservé sa diversité. Des chercheurs du CNRS, de l'INRA, de
l'INSERM, côtoient de nombreux stagiaires étrangers. Cette
diversité, qui fonde la recherche interdisciplinaire fut, et reste
source de richesses et de progrès.
Dans les mondes en co-évolution dont je parlais il y a un instant, nombre de contraintes et de malentendus naissent des différences de culture. Différences de macrocultures entre les mondes scientifique, industriel, médical, politique. Différence aussi de microcultures à l'intérieur de chacun d'eux. Sources d'obstacles, ces différences deviendront atouts par une mobilité accrue des hommes fut-ce de quelques hommes - entre la science, l'industrie, la politique, l'administration, les médias.
Cela me conduit à poser une question : la gestion moderne des
connaissances requiert-elle des formes d'organisation spécifiques
? C'est une question directement liée, elle aussi à l'institut
Pasteur. Car ce n'est certainement pas un hasard si, en France, la biologie
moléculaire est née à l'Institut ; ou si le virus du
sida y a été isolé. Si cela fut, c'est parce que l'Institut
a conservé une capacité d'adaptation et de renouvellement.
Parce qu'il a su se ménager des espaces de liberté.
Dans un pays comme le nôtre, soucieux d'ordre cartésien, il
faut une réelle volonté pour tenter d'introduire plus de
liberté dans nos organisations. Pour accepter que tout système
groupe social, parti politique, entreprise, laboratoire - conserve, pour
être fécond, une certaine marge de désordre, le rôle
des responsables étant alors de faire en sorte que ce désordre
reste supportable pour être source d'innovation et non d'inutiles conflits.
Il faut que puissent se constituer des réseaux informels, qui ne remettent certes pas en cause la nécessaire hiérarchie des priorités, mais qui apportent la richesse de liens d'une autre nature, fondés sur la complémentarité, la « sympathie » au sens étymologique du terme - des compétences.
Il faut que chaque groupe humain puisse abriter en son sein des gens qui pensent différemment, car c'est peut-être l'un d'eux, un franc-tireur, qui trouvera la réponse originale à une question difficile, à une situation nouvelle.
Notre système de recherche, dont l'objectif premier est justement
de créer, de découvrir la vérité, doit, plus
que tout autre, disposer de toute la souplesse nécessaire. Dans les
rapports que je consulte sur l'organisation de la recherche en France, reviennent
souvent les idées de planification, de coordination et de
contractualisation. De ces idées, surgissent inévitablement
des normes, des prudences, des comportements mimétiques, des formalismes.
Toutes choses qui ordonnent, mais qui négligeant la part d'incertitudes
créatrices, risquent d'encombrer, de corseter et de stériliser
les chercheurs. Il ne faut certes pas nier le besoin d'ordonnancement et
de cohérence. Encore faut-il agir avec précaution et ne pas
hésiter à accorder aux chercheurs toute la liberté
nécessaire.
Les domaines scientifiques qui sont les vôtres, Mesdames, Messieurs
la microbiologie, l'immunologie, la biologie des systèmes
intégrés - constituent l'un des corps centraux de la science
moderne. Elles représentent aussi, en épistémologie,
le point de départ d'une vaste lignée de sciences. Rappelons-nous,
là aussi Louis Pasteur.
Malgré les réticences du positivisme vis-à-vis de
l'interdisciplinarité, malgré une classification des sciences
dans laquelle Auguste Comte ne prévoyait pas d'échanges entre
des disciplines figées dans un carcan hiérarchique, Pasteur
jonglait avec des méthodes applicables aux diverses disciplines, des
cristaux aux ferments et aux maladies infectieuses.
A un niveau conceptuel plus profond, une démarche analogue se fait lentement jour, depuis seulement quelques années, dans l'étude des systèmes complexes.
En physique, on étudie des objets, des quarks aux galaxies. A chaque niveau, les objets sont donnés, sont liés par des forces et changent d'état. Mais leur capacité à construire d'autres objets est très limitée quand elle n'est pas totalement absente.
En chimie cette capacité, elle explose. La variété des réactions chimiques construisant de nouvelles molécules de nouveaux objets - est extraordinaire.
En biologie, enfin apparaît la capacité d'auto-organisation
de vastes ensembles de molécules en systèmes ayant des
propriétés de stabilité, d'évolution, de
régulation, de correction d'erreurs...
Si j'osais une métaphore linguistique, je dirais que la physique ne
parle pas ; que la chimie crée beaucoup de mots mais que ces mots,
isolés, n'ont pas de sens ; et que c'est en biologie, pour la
première fois, qu'apparaît la notion de signification.
D'autres domaines, comme l'écologie, l'économie ou la sociologie manifestent, sous des aspects certes chaque fois différents, cette double capacité logique de construire des objets à partir d'autres objets et de permettre à ces objets de s'auto-organiser.
C'est en biologie, et plus particulièrement en génétique et en immunologie qu'on pourra repérer les traces de ces logiques qui leur sont communes et des lois qui en découlent. Et, à partir de là, tenter de les suivre dans d'autres sciences où elles sont, plus encore, enfouies dans la complexité et les particularismes.
En ce sens les travaux de la biologie moderne permettront un jour d'éclairer la crise essentielle du monde contemporain qui est, avant tout, une crise d'intelligibilité.
Ainsi Pasteur, en jetant les bases de la biologie, aura-t-il été l'un des plus grands visionnaires de la science moderne.
« Après Pasteur, a-t-on pu écrire, ce ne sont plus seulement le monde de la science et celui de la santé qui ne sont plus les mêmes, c'est le monde tout court ».
Son oeuvre se révèle aujourd'hui d'une très grande actualité. Elle se révèle même plus féconde dans ses développements qu'on aurait pu l'imaginer de son vivant.
« Par la persévérance dans la recherche, on finit par
acquérir ce que j'appelle volontiers l'instinct de vérité
», disait Pasteur.
C'est cet instinct de vérité que cultive l'institut Pasteur,
et qui vous permettra, j'en suis sûr, Mesdames, Messieurs, d'écrire
demain quelques-unes des plus belles pages de l'aventure humaine.