L'envers, par Rousso.
Plus personne ne s'étonne de voir apparaître chaque soir, sur son écran de télévision, les vues prises par satellite pour illustrer le bulletin de la météorologie nationale : comme si ces étranges machines qui gravitent au-dessus de nos têtes faisaient désormais partie de notre univers quotidien. Certes, à l'occasion (par exemple du lancement du satellite d'observation militaire Hélios), la presse paraît vouloir nous alerter sur les autres usages possibles de ces techniques spatiales. Ainsi, dans un récent article du Figaro Magazine intitulé La terre sous l'oeil des satellites espions, Patrice Lanoy conclut : « Que l'on se rassure : on ne mesure pas encore la vitesse des voitures par satellite. Mais sait-on jamais ? ». Histoire de souligner que les satellites ne sont pas aussi anodins que les belles images quotidiennes de nuages pourraient le laisser croire et que, dès aujourd'hui, nous sommes enfermés dans un réseau efficace de surveillance spatiale.
Ce réseau est bien évidemment loin d'être unique : depuis
toujours, les sociétés cherchent à acquérir une
meilleure connaissance des milieux qu'elles occupent, des flux en tous genres
(marchandises, troupes etc.) qui les traversent. Depuis le guetteur
installé sur la colline voisine jusqu'aux capteurs de nos autoroutes,
le slogan « voir pour prévoir et agir » n'a cessé
d'être décliné. Pourtant, le système satellitaire
possède une caractéristique particulière : non seulement
il se joue des frontières comme des nuages, mais surtout il est
extra-terrestre (en l'occurrence, circum-terrestre). Caractéristique
d'autant plus importante, à mon avis, que ce système est depuis
plusieurs années impliqué dans la connaissance, l'analyse et
la gestion de notre environnement.
Notre planète n'est pas la seule à être un objet
d'observation pour les appareils conçus par l'esprit humain : Mars,
Jupiter ou Titan sont scrutés sinon avec autant de précision
du moins avec autant de scientificité et de persévérance.
Dans tous les cas, il s'agit de mondes, au sens d'un « ensemble de faits
observables ». En est-il véritablement de même pour la
terre ? La terre est-elle seulement un monde parmi d'autres ? Certes pas
: l'ensemble des structures, processus, phénomènes,
événements qui la constituent concerne une personne, un groupe,
bref l'espèce humaine, son présent et son avenir. La terre,
à la différence de Mars et de ses consoeurs, n'est pas seulement
un monde, elle est aussi et d'abord un environnement. L'environnement implique
en effet, explique Frédéric Pierron, que l'on se tourne vers
soi et que l'on protège son monde (sa biospère) de tout ce
qui pourrait l'atteindre, que l'on évite toute évolution, dans
le sens du mot latin evolutio (déroulement). Dès lors,
observer la Terre (depuis l'espace ou simplement depuis notre fauteuil),
c'est observer quelque chose de nous-mêmes et de nos sociétés.
Et cela n'est pas neutre. L'observation de la terre depuis l'espace
n'échappe pas au sort commun de toutes les sciences, c'est-à-dire
à l'impossible neutralité : elle aussi ne peut être
séparée de son contexte socioculturel, d'influences
idéologiques, politiques etc.
Cependant, ne l'oublions pas, grâce aux satellites je peux m'extraire de cet environnement qui, d'habitude, ne me quitte pas, pour regarder d'en haut. Je découvre la Terre non plus comme un environnement, mais comme un monde. Image inversée de celles qui nous sont habituelles et dont il faut se demander dans quelle mesure elle ne serait pas quelque peu déformante !
Nous avons tous lu ces témoignages d'astronautes, saisis par la
beauté et la fragilité de notre planète :
« Belle, la terre, mais menacée. Il n'est pas de meilleur moyen
d'en prendre conscience qu'en l'observant de l'orbite basse. Voir la Terre
depuis l'espace est une expérience unique. Entre le voyageur du ciel
et notre planète si proche s'établit une relation profonde,
qui nous permet de mieux apprécier sa richesse, de mieux la comprendre,
et devrait nous aider à la préserver plus efficacement dans
le futur ». (Claude Nicollier, 1994)
En acquérant ce type de vision, digne du regard des dieux, l'homme
en vient à considérer la terre comme une totalité, belle
mais fragile, nourricière mais menacée. Quelle place
l'humanité se voit-elle accorder dans une telle perspective ? Plus
vraiment la première, comme dans le passé, où elle a
probablement trop abusé. Et l'on rêve parfois, en contemplant
les belles reconstitutions couleurs, d'une terre vierge...
Rêve, image : dans quel registre sommes-nous entrés ? Celui
de la réalité ou du possible ? Car au fond, tout cela n'est
que virtuel. Les visiteurs d'une exposition consacrée à
l'aéronautique et à l'espace ne s'y trompent pas, eux qui,
invités à choisir entre une vue de Paris en infra-rouge (celle
qui offre le plus d'informations pour un utilisateur professionnel) et une
en « fausse-vraie couleur », préfèreront, en grande
majorité, la seconde. Car les images, fournies en particulier par
SPOT, sont fascinantes. Or qui dit fascination dit à la fois attirance
et crainte... Un esprit « techno-scientifique » pourra s'étonner
d'une telle réaction ; mais au fond, je la crois assez saine : à
l'heure où les images virtuelles envahissent nos écrans, où
la réalité et la fiction se mêlent au point de ne plus
pouvoir être distinguées, où le simple phénomène
de zapping permet à n'importe quel spectateur d'acquérir le
don d'ubiquité, quelle confiance accorder à des images qui
nous mettent sur une position que la plupart d'entre nous n'occuperont jamais,
l'orbite polaire ?
Ecrivant ces lignes, je n'intente un procès à qui que ce soit,
mais veux seulement poser la question du sens que chaque acteur, depuis le
concepteur d'un satellite jusqu'à l'utilisateur de terrain, donne
à l'image venue de l'espace. Ce sens n'est pas critiquable en soi
(c'est à dire nécessairement a priori) ; serait par contre
critiquable toute prétention à la neutralité : à
toutes les étapes de leur production et de leur utilisation, les images
reçoivent une nouvelle signification qui dépend d'un choix
technologique, d'un intérêt politique ou commercial, d'une
culture.
Aujourd'hui, le sens le plus commun donné à l'observation de
la Terre depuis l'espace est influencé par le souci du « zéro
risque », de la sécurité, et donc de la surveillance.
Qui pourra s'en plaindre ? La tâche est nécessaire, la
responsabilité en est traditionnellement dévolue aux structures
sociales. Mais ce souci doit-il être le seul à fonder et donner
sens à ces images ? Je n'en suis pas persuadé. Si l'une des
premières fonctions de la géographie (la description du globe
terrestre) est de préparer la guerre (ou la paix armée), pourquoi
n'y aurait-il aucune autre « utilisation » pour l'entreprise spatiale
?
Je n'ai évidemment pas la réponse à cette question. Du moins, je suis sûr qu'elle ne concerne pas seulement l'observation de la Terre depuis l'espace. Son effet de miroir peut certes exagérer les défauts ou les qualités des critères d'appréciation utilisés pour étudier l'état de notre planète ; mais il ne les crée pas : sommes-nous capables de les analyser et de leur donner un sens convenable pour mieux en user ?